André S. Labarthe (en français)










Plongée dans l'univers d'André S. Labarthe, poète des lumières


10/06/2008

Le festival Côté court de Pantin consacre une rétrospective à ce cinéphile libre-penseur
 





on nom et sa silhouette d'homme frêle coiffé d'un chapeau mou sont associés à la collection de documentaires « Cinéastes de notre temps » dont il fut l'initiateur, en 1964, avec Janine Bazin (et qui, après avoir été interrompue en 1972, fut relancée sur Arte en 1989 sous le nouveau titre « Cinéma, de notre temps »). De lui, on sait aussi qu'il intégra la rédaction des Cahiers du cinéma, à l'époque où Jacques Rivette en était le rédacteur en chef, et qu'il y fit maintes fois figure d'éclaireur.

Libre-penseur avant d'être cinéphile, amateur éclairé d'art, de philosophie, d'érotisme, André S. Labarthe y apportait une vision singulière, échappant à toute culture de chapelle, qui lui permit, par exemple, d'être l'un des premiers à prendre la mesure de la révolution copernicienne qu'opérait L'Avventura de Michelangelo Antonioni.

André S. Labarthe était aussi cinéaste - ou du moins réalisateur, dans la mesure où la plupart de ses films furent réalisés pour la télévision. La rétrospective que lui offre aujourd'hui le festival Côté court de Pantin (Seine-Saint-Denis) est l'occasion de plonger dans l'univers foisonnant, jouissif, merveilleusement généreux, de ce grand poète de la marge qui, depuis l'ombre, a passé sa vie à traquer le secret de la lumière.

FILMER AU PLUS PRÈS

La filmographie d'André S. Labarthe se compose bien sûr des portraits de cinéastes qu'il a réalisés dans le cadre de la collection « Cinéastes de notre temps », et dont certains, comme le célèbre Le Dinosa ure et l e Bébé, dialogue en huit parties entre Fritz Lang et Jean-Luc Godard, sont montrés ici. Mais elle s'ouvre par ailleurs sur une palette infinie, majoritairement composée de moyens et de courts métrages dont les durées ne dépassent parfois pas 5 ou 7 minutes.

Et pourtant, quel voyage ! D'Antoni Tapies à Phèdre, d'Yves Afonso à Georges Bataille, de l'art océanien aux enfants des années 1980, de Philippe Sollers à Bernadette Lafont, du butô à une clinique psychiatrique, de la poste du Louvre aux jardins à la française, d'Antonin Artaud à Van Gogh, de Carolyn Carlson à un essai sur la censure gravitant autour d'une reproduction de L'Origine du monde de Courbet...

Et cela sans mentionner les multiples interviews de cinéastes dans lesquelles, pour l'émission « Cinéma Cinémas », André S. Labarthe faisait parler Martin Scorsese, Arthur Penn, Jerzy Skolimowski ou Claude Chabrol devant leur table de montage.

L'essentiel, bien sûr, ne tient pas aux sujets, mais à la manière dont l'auteur les envisage, filmant ses personnages au plus près et laissant par ailleurs son esprit s'égarer dans des chemins de traverse ouverts par ce qui se passe dans son cadre. Il redouble alors ponctuellement ses images de sa voix douce et rauque pour y distiller, dans une prose envoûtante, une réflexion mélancolique sur l'impossibilité de capturer par l'image l'essence de la création artistique.

UNE ENQUÊTE VERTIGINEUSE

André S. Labarthe ne se contente pas de montrer des artistes au travail. Il articule une pensée formidablement riche, en opérant toutes sortes de rapprochements - par la mise en scène, par le montage : des vers de Racine lus en off pendant une promenade dans les jardins de Marly-le-Roi (Yvelines) ; une femme nue assise dans un vieux bureau abandonné dans un film à la mémoire de Bruno Schultz ; un homme à la peau noire déambulant dans les pièces vides du Musée de l'homme ; des images de Venise filmées en super-8 dialoguant avec une chorégraphie de Carolyn Carlson...

Les films d'André S. Labarthe sont des essais, qui peuvent éventuellement prendre la forme de fictions. C'est le cas de L'Homme qui a vu l'homme qui a vu l'ours ( The Big O.), film noir au titre génial dans lequel Laszlo Szabo incarne un cinéaste hongrois francophone en visite à Los Angeles qui se retrouve embarqué malgré lui dans une enquête vertigineuse sur la mort d'Orson Welles.

Hanté par le spectre d'Alfred Hitchcock et par le poids de l'histoire du cinéma, mais relevé d'un humour sec, le film se perd dans une quête impossible de vérité sur le plus grand mystificateur qu'a connu le XXe siècle. S'il fallait en choisir un, c'est sans doute celui-ci qui offre de l'esprit d'André S. Labarthe la photographie la plus précise.

Isabelle Regnier






Festival Côté Court de Pantin

Entretien avec André S. Labarthe
Initiateur de la série "Cinéastes de notre temps" avec Janine Bazin, série relancée sur Arte en 1989 sous le nouveau titre "Cinéma, de notre temps", critique des Cahiers du cinéma à l'époque des "cahiers jaunes" (la grande époque de la rédaction en chef d'André Bazin puis d'Eric Rohmer et Jacques Rivette), André S. Labarthe est un artiste curieux de tout : le cinéma bien sûr mais aussi la littérature, la peinture, la danse, comme en témoigne nombre de ses documentaires projetés à Pantin et la sortie simultanée d'un nouveau livre, recueil de textes et d'aphorismes, "Happy end (accords perdus 2) publié aux éditions Limelight.




Happy end (accord perdus 2)

"J'aurais aimé faire entrer ces notes - qui, toutes, à peu d'exceptions près, obéissent à la chance de l'écriture, et que, pour cette raison, j'assimile à des pics de conscience - oui, j'aurais aimé faire entrer ces notes dans une phrase enveloppante à la Leiris, une seule phrase sinueuse et brisée, réunissant tous les contraires dont je suis construit, qui pourrait avoir l'allure d'un ouvrage inqualifiable - ni roman, ni journal, ni même spicilège - où je me serais entièrement retrouvé, non pas réconcilié, mais écartelé entre des tentations contradictoires, fidèle aux démons qui me démembrent, me fragmentent, me dispersent et, néanmoins tendu comme la corde d'un arc dirigé vers cet "instant de diamant qui est à la fois l'idée, la Chose et le seuil et la fin dont parle Valéry. Une fois encore, le dégoût de développer m'a jeté dans les bras du dieu hasard. Quoi de plus naturel? Le hasard n'a pas de descendance. Le hasard n'a pas plus de mémoire que de projet : il ne se retourne pas sur lui-même. Pas de miroir pour le hasard. Ni d'écho. Ni de reflets. Le hasard est mat. Il jouit seul, à l'écart des circuits du sang et de son goût terrifiant d'orange salée si bien noté par Patricia Highsmith." André S. Labarthe (extrait de "Happy end (accords perdus 2)"

"Happy end (accords perdus 2)"
17 euros - Limelight éditions
R-diffusion


"Cinéma, de notre temps" en DVD

Vendredi 17 juin 2005 à 15.15

 

En 1964, André S. Labarthe, critique aux Cahiers du cinéma et Janine Bazin, épouse d’André Bazin, co-fondateur des mêmes Cahiers créent pour le service de la recherche de l’ORTF, une série de portraits de cinéastes, inspirée des longs entretiens publiés dans les Cahiers. L’idée : confier à de jeunes cinéastes le soin de mettre en scène de vrais films sur des auteurs reconnus, vivants ou morts - Jacques Rozier pour Jean Vigo, Jacques Rivette pour Renoir, Rohmer pour Dreyer, Jean-André Fieschi pour Pasolini, etc…

Cette série intitulée « Cinéastes de notre temps », sera diffusée pendant huit ans, jusqu’à sa suspension, en 1972. À cette date, la collection totalise cinquante et un films.

En 1989, La Sept (Arte dès 1992) relance la série sous un nouveau titre : « Cinéma, de notre temps ». La collection s’enrichit progressivement d’une vingtaine de nouveaux titres, soit un total à ce jour, de près de soixante-dix films réalisés depuis sa création.

(…) Lorsqu’on me parle de Cinéma, de notre temps, il n’est à peu près jamais question de mise en scène. Or, à mon avis, il ne devrait être question que de ça. Comme si le mot « mise en scène » appartenait au vocabulaire exclusif de la fiction. À quoi les documentaristes opposent vainement les mots « dispositifs », « stratégie ». Au fond, nous sommes en présence d’une pensée incroyablement manichéenne dans la réflexion contemporaine sur le cinéma.

(…)

Croire qu’il y a d’un côté le documentaire et de l’autre la fiction, c’est ignorer ce qui les rend indispensables l’un à l’autre. Avec Cinéastes puis Cinéma, de notre temps, j’aurais au moins appris que le cinéma du réel, le si mal nommé, c’était aussi Pickpocket de Bresson ou Faces de Cassavetes. Qu’il n’y a en somme, de cinéma que du réel, de Lumière aux Straub en passant par Vigo, Renoir, Pasolini, etc, etc, jusqu’à Godard ou Rohmer.

Aujourd’hui, le maître mot, qui tend à se substituer à celui de documentaire, c’est document. (…) Comment voulez-vous que le mot de « mise en scène » ne soit pas considéré comme un virus, un mensonge – qui va contaminer, déformer, la prétendue vérité du réel brut ? Ou renvoyé dans le champ passablement méprisé du divertissement. On n’échappe pas au manichéisme !

Si vous suivez attentivement la chronologie des films des collections Cinéastes et Cinéma, de notre temps, vous remarquerez que peu à peu, nous délaissons ce qui ressort de la pure information pour privilégier ces moments où le filmage semble quitter les rails et s’aventurer sur des territoires moins contrôlés. Je le répète : Cinéma , de notre temps, ce n’est pas de la documentation. C’est d’abord un engagement de celui qui filme. Ou ça devrait l’être.

(…)

(…)Introduire une caméra au sein du dispositif de l’entretien en modifie considérablement les effets. Tout ce que la transcription sur papier élimine, les silences, les regards, les rires, les gestes, les intonations, tout ce qui ponctue et colore l’expression des idées et parfois même, les pollue, tout cela, la caméra le ramène au premier plan et finit par constituer un matériau dont le réalisateur est bien obligé de tenir compte s’il ne veut pas se contenter de demeurer un simple organe d’enregistrement, comme disait Artaud.

Le dispositif est moins une machine à mettre de l’ordre qu’un piège à attraper le hasard, à fixer ces petits détails qu’on pourrait trouver anodins, ou farfelus, ou anecdotiques, ou simplement idiots, mais qui sont, en fait, le tissu même du film qui est entrain de se faire. Au fond, l’ennemi, c’est l’intention. Pour moi, la mise en scène est ce qui permet d’exterminer toute trace d’intention. Vous comprenez le prix que j’accorde à des concepts comme : hasard, chance, expérimentation. Ce sont des choses qui m’intéressent prodigieusement dans ce que ça entraîne de réflexion sur la nature du cinéma.

Entretien avec André S. Labarthe, réalisé par Luc Lagier, à Paris, le 29 janvier 2005.






André S. Labarthe
Une cinémathèque imaginaire

Propos recueillis par Bertrand Keraël

Critique aux Cahiers du cinéma dans les années 1955-1965, André S. Labarthe a réalisé un certain nombre de documentaires sur le cinéma, et plus particulièrement la célèbre série «Cinéma, de notre temps». Initiée avec Janine Bazin en 1964, cette série a aujourd'hui quarante ans d'existence.

Cinémathèque imaginaire... Je présume que le mot important, là-dedans, c'est "imaginaire". Il ne s'agit pas de dresser un catalogue des dix meilleurs films depuis que le cinéma existe. Cela se faisait beaucoup dans les années 1950 et 1960 : "Quels sont, pour vous, les dix meilleurs films ?" Les Cahiers du cinéma eux-mêmes se sont prêtés à ce jeu absurde. Et bien d'autres revues cinéphiliques, françaises ou étrangères. Je me souviens que, conscient de cette absurdité, je m'efforçais de ne jamais donner les mêmes titres, à quelques exceptions près... Aujourd'hui, la pratique du cinéma m'incite plutôt à citer les films qui me sont utiles, qui me nourrissent. Je ne suis plus le spectateur idéal. Je fais une différence entre ce qui m'importe et ce qui m'intéresse. Alors quoi ?


Eh bien, d'abord L'Age d'or de Buñuel. Je crois que c'est le seul film que j'ai toujours cité dans ce genre de sondage. C'est pourtant un film que j'ai vu très tard, dans le courant des années 1960, pour la raison que jusque-là il était interdit. N'empêche que, avant même de l'avoir vu, il était pour moi le plus grand film au monde. Avec le recul, je pense que c'est parce que se rejoignaient en lui mon goût pour le cinéma et un intérêt très vif pour ce qui touchait au surréalisme. Ce film, on en parlait beaucoup, mais les seuls à l'avoir vu étaient ceux qui étaient présents à la fameuse projection du Studio 28, en 1930. J'avais beaucoup lu à son sujet. Des photos circulaient. Lorsque enfin j'ai pu le voir, c'est peu dire que je n'ai pas été déçu. J'ai eu le sentiment de retrouver un film que j'avais déjà vu, alors que je l'avais imaginé à partir des images et des témoignages que je connaissais. C'est un film que j'ai compris immédiatement. Un film transparent. Qui ressemblait complètement à Buñuel, je m'en suis aperçu dès la première projection. Buñuel, que j'avais rencontré peu auparavant, avait ce caractère abrupt ; il n'expliquait rien, ne justifiait rien. Je pense par exemple à cette séquence où on voit un type armé d'un fusil tirer sur un gosse qui s'amuse au fond d'une prairie...

Voici un autre cas bien propre à tordre le cou aux histoires du cinéma telles qu'elles s'écrivent et non telles qu'elles sont vécues. Il s'agit d'un film que j'ai vu au tout début des années 1950. Pendant longtemps je ne me suis souvenu que de son titre, Au royaume des cieux, et qu'il était interprété par Susanne Cloutier. Ce film m'avait fait un effet formidable, mais j'ignorais tout de lui, à commencer par le nom de son réalisateur. Je ne me souvenais même pas de ce que ça racontait. Je n'avais en moi, pour tout souvenir, que la sensation ou le sentiment qu'il m'avait laissé quelque chose d'indéfinissable. Puis un jour, alerté par le titre, je l'ai revu à la télévision, apprenant que c'était un film de Julien Duvivier, interprété également par Serge Reggiani. Au royaume des cieux... J'ai trouvé le film insupportable. J'ai donc cru le problème réglé. Je m'étais trompé, le film était - est - définitivement mauvais. Seulement, dès le surlendemain, en y repensant, c'est ma première impression que je retrouvais, et qui continue de m'habiter encore aujourd'hui. J'ai beau savoir que c'est un film sans intérêt, il reste, en moi et malgré moi, un des plus beaux films du monde. Comme L'Age d'or !

Ce genre d'expérience a du moins eu le mérite de conforter, chez moi, quelques idées concernant les places respectives de l'auteur et du spectateur de cinéma. Il est certain, pour revenir au Royaume des cieux, que j'ai fabriqué le sens de ce film. Que, d'une certaine manière, j'en suis un peu l'auteur. Que Julien Duvivier, qui a réalisé le film, n'a fait, en somme, que fournir des éléments à ma rêverie. J'en suis donc venu à penser, assez radicalement, que les grands cinéastes sont ceux qui mettent en place un dispositif, c'est-à-dire un exemple de formes coordonnées qui vont permettre au spectateur de travailler. Vous voyez, le spectateur fait partie du film, il n'en est plus le destinataire, il en est l'un des deux rouages constitutifs, inséparables l'un de l'autre. L'un, le réalisateur, fabrique un dispositif. L'autre, le spectateur, fabrique du sens. Que se passe-t-il lorsque le réalisateur, par orgueil ou déficit de cervelle, se déclare maître du sens ? Eh bien, il fabrique un film qui n'a pas besoin de spectateur. C'est pourquoi j'ai pu écrire et répéter qu'un mauvais film est un film qui n'a pas besoin de moi. Aujourd'hui, je persiste et signe. On m'a opposé les films américains à effets spéciaux violemment dirigés vers le spectateur. Bien sûr, mais qu'est-ce que ce spectateur ? Un punching-ball sans défense ou un drogué permanent constamment entretenu dans sa passivité. Ce n'est plus un partenaire libre et positif, il ne fabrique rien, il n'en finit pas de démissionner.

Vous comprenez pourquoi, parmi les films qui m'ont impressionné, il y a ceux de Renoir et tout particulièrement La Règle du jeu. Ce film, l'un des plus extraordinaires que j'ai vus, met en jeu autre chose que l'activité du spectateur à qui, selon moi, incombe la responsabilité du sens du film. Car le spectateur ne fabrique pas seulement le sens du film, il fabrique également le genre auquel est censé appartenir le film. On le sait, les producteurs comme les historiens, les uns par stratégie commerciale, les autres par commodité, divisent l'univers du cinéma en genres : comédie, drame, polar, érotisme, etc. Lorsque j'ai vu La Règle du jeu, ou plutôt lorsque je l'ai revu, j'ai découvert que le genre du film dépendait de moi. Selon mon état d'esprit, mon humeur, mes dispositions mentales, je me suis aperçu que le film changeait de genre. Un jour c'était une comédie psychologique, un autre jour un drame, ou encore un épouvantable mélo, ou bien une comédie musicale. Bref, je fabriquais le genre du film auquel j'assistais. Dire qu'avec Renoir il s'agit d'une comédie dramatique, c'est dire que le film n'appartient à aucun genre défini. A moi d'en décider.

Il n'en va pas tout à fait de même avec L'Avventura d'Antonioni. En effet, plus le temps passe, plus j'ai tendance à considérer ce film comme une date cruciale dans l'histoire du cinéma, ce qui n'allait pas de soi lorsqu'il a été projeté la première fois au festival de Cannes. Le film m'avait sidéré, mais je ne savais pas pourquoi. Aujourd'hui, je sais. Je sais qu'avec L'Avventura le cinéma avait découvert que son personnage principal était le temps. LE TEMPS. J'avais vu à la Cinémathèque d'Henri Langlois les films de Stroheim. Les films muets de Stroheim. Ça a été probablement l'un des plus grands chocs de ma vie de cinéphile. La durée des films de Stroheim. Ce temps incompréhensible, qui plombe chaque plan du film, auquel est enchaîné chaque personnage... Stroheim a été le premier, avant Renoir, avant Rossellini, avant Rivette et Chantal Akerman. Mais c'est Antonioni qui a réussi à isoler la particule élémentaire du cinéma, le temps. Il aura donc fallu plus de soixante ans pour que le cinéma prenne conscience que son personnage principal c'est le temps, que les autres, ceux que nous appelons par leurs noms de scène, ne sont que des comparses. En y repensant, c'est bien dans les films de Stroheim que ce personnage se dévoile pour la première fois. Prenez tel champ-contrechamp dans n'importe lequel de ses films, et observez comme le premier plan se charge lentement d'une durée qui s'accumule jusqu'à l'instant où, sous le poids presque insupportable de cette durée, il bascule dans son contrechamp. D'habitude, le champ-contrechamp fonctionne en apesanteur, c'est une mécanique qui expulse tout sentiment de durée. La durée est ressentie comme un frein à la bonne marche de la machine. Un frein, c'est-à-dire un personnage indésirable. Avec Stroheim, avec Antonioni, aujourd'hui avec Chantal Akerman, le désir a changé d'objet : c'est le temps lui-même. Il sera donc accueilli avec reconnaissance, avec douleur parfois, mais parfois aussi avec jubilation.

C'est ce qui arrive magistralement avec Les Vacances de M. Hulot, film que je place sur le même plan que L'Avventura ou Folies de femmes, de Stroheim. Je sais que cela peut paraître bizarre, que ces films n'ont pas grand-chose à voir les uns avec les autres. Mais tous témoignent en faveur du cinéma comme art du temps. Et c'est par ce qu'il est un art du temps que ce cinéma a besoin du spectateur. Car qu'est-ce que le temps ? C'est le réel, c'est ce qui fait que ce que j'ai sous les yeux, ce que je traverse, ce que j'agis, m'appartient et me modifie. Le cinéma, ce cinéma dont je parle, m'aide à être dans le monde, il me fait exister. Il s'oppose à un cinéma d'évasion, à un cinéma du rêve. Le cinéma dont je parle ne panse pas les blessures de la vie, il les avive, il me dit : "Voilà ce que tu es, à toi de jouer. Et n'oublie pas que la substance la plus intime, c'est le temps."

On comprendra que je plaide pour un cinéma qui est le contraire d'un art de la maîtrise. Le contraire, par conséquent, de l'art qui s'esquisse aujourd'hui, qui est un art du contrôle absolu, un art de la manipulation, dans lequel le studio et les images virtuelles viennent au secours d'une réalité défaillante. Il s'agit, aujourd'hui, d'exercer un pouvoir absolu sur les images. Mais le cinéma de Lumière n'était pas un art de l'image, ni celui de Stroheim, ni, aujourd'hui, celui de Rohmer, de Rozier, de Kiarostami. C'était, c'est encore, parfois, un art de la réalité. C'est-à-dire, encore une fois, un art du temps. Je me souviens qu'aux Cahiers du cinéma nous n'étions pas nombreux à aimer les films d'Antonioni. Truffaut, en particulier, ne les supportait pas. Pourquoi, demandait-il lorsqu'un personnage quitte une pièce la caméra d'Antonioni s'attarde-t-elle sur le champ vide ? Il ne voyait pas que c'est dans ces temps morts, dans ces interstices qui trouent le récit que s'engouffre ce personnage jusqu'ici clandestin qu'est le temps. Pourtant, près d'un demi-siècle après L'Avventura, le temps est toujours considéré comme l'ennemi par la majorité des cinéastes.

C'est pour de tout autres raisons que je voudrais citer parmi les films qui m'accompagnent La Passion de Jeanne d'Arc, de Dreyer. Ce film, la première fois que je l'ai vu, j'en avais fait un compte rendu meurtrier dans les Cahiers. J'étais à l'époque sous l'influence mal contrôlée du surréalisme. Les surréalistes détestaient le film, ils détestent tous les films de Dreyer. Puis, peu à peu, sans même revoir le film, mon jugement s'est modifié jusqu'à se renverser totalement. C'est désormais pour moi un film d'une étonnante singularité. Pas seulement à cause de l'utilisation systématique des gros plans, mais parce que ces gros plans ne parviennent pas à fonctionner comme des champs-contrechamps. Ce n'est que plus tard que je suis parvenu à analyser le sentiment que me laissaient ces gros plans : celui de têtes non seulement isolées par le cadre, mais véritablement guillotinées, sectionnées par les bords du cadre. Et je pensais à cette image de Marie-Antoinette au début de la Révolution voyant soudain dans le cadre de sa fenêtre la tête de son amie, la princesse de Lamballe, fichée au bout d'une pique. La Passion de Jeanne d'Arc semble ainsi proposer une autre perception du gros plan que celle qui a cours dans la plupart des films où il est assimilé à un effet de loupe : le gros plan grossit, rapproche. Chez Dreyer, il isole, il sépare la tête du reste du corps. On pourrait presque dire que, selon lui, Jeanne d'Arc n'a pas été brûlée, mais guillotinée. C'est donc la guillotine qui a inventé le gros plan, bien avant l'invention du cinéma !

Autre cinéaste qui ouvre à une réflexion sur le cinéma : Bresson. Je dois sa découverte au Journal d'un curé de campagne. Ce qui m'a surpris dès ma première vision, à la sortie du film, c'est, comment dire, son régime. Sa neutralité. Sa maturité. A côté du Journal, tout le cinéma est de la gesticulation. L'effet le plus remarquable de cette neutralité est du même ordre que celui que me procurent certaines peintures : la sensation que ça émet. Un film ou un tableau qui n'émet pas est un film, un tableau mort. Décidément, je suis convaincu que l'art n'est pas un message mais un émetteur. Je sens cela chez Bresson. Cela tient probablement à son travail d'aplatissement de l'image. Il faudrait s'étendre là-dessus.

Et puis il y a Hitchcock, le Hitchcock de la période américaine. A commencer par ce film manifeste qu'est Fenêtre sur cour. Tous les grands films de Hitchcock comportent un aspect didactique. Ils exposent tous, avec une grande clarté, l'une ou l'autre de ses idées sur le cinéma. Fenêtre sur cour est une démonstration éblouissante de ce qu'est un champ-contrechamp, puisque tout le film est construit dessus. Champ : un type immobilisé dans son fauteuil regarde par la fenêtre. Contrechamp : ce qu'il observe. Fenêtre sur cour est un film qui vous réconcilie avec cette figure si dénigrée, et souvent à juste raison. Il reste que c'est l'une des figures les plus belles du cinéma, et la plus originale. Le champ-contrechamp n'existe dans aucun autre art. Cela suffit, à mon avis, pour faire de Fenêtre sur cour l'un des films les plus emblématiques du cinéma.

Enfin, il y a Welles. Deux choses me frappent chez lui. La première est que son cinéma avance par une succession de déséquilibres. Si l'on regarde d'un peu près la manière dont les plans sont articulés, on s'aperçoit que son problème n'est pas le raccord, mais la coupe. Welles coupe un plan juste avant le moment où n'importe quel autre cinéaste ou monteur couperait. Ce qui fait que le spectateur se trouve toujours pris de court, toujours surpris, toujours mis en demeure de rattraper le minuscule retard qu'il a sur le déroulement du film. La seconde remarque est qu'il a fait une carrière à l'envers. Il a commencé avec des films imposants, devenus très vite des classiques, Citizen Kane, La Splendeur des Amberson, etc., et il l'a fini en cinéaste amateur qui ne cesse de découvrir le cinéma en l'inventant.

Je voudrais terminer en évoquant une autre façon d'aimer le cinéma. Il s'agit, en fait, de la façon la plus commune, la plus populaire. Ce qu'on aime au cinéma, ce qui nous retient, ce sont d'abord les acteurs. Je n'échappe pas à cette emprise. J'ai, moi aussi, mes idoles. Katharine Hepburn, par exemple, pour n'en citer qu'une. Mais il me semble que, parmi ces acteurs, certains incarnent mieux que d'autres non seulement les rôles qu'on leur confie, mais l'ensemble du cinéma à un moment de son histoire. Et je trouve que, s'il fallait résumer d'un nom tout ce qui s'est passé au cinéma depuis près de cinquante ans, ce serait celui de Jean-Pierre Léaud qui s'imposerait. Faites le compte. Des 400 coups de Truffaut à Pour rire de Lucas Belvaux, de Pasolini à Kaurismäki, de Bertolucci à Assayas, à Skolimowski, partout où, dans la foulée de la Nouvelle Vague, le cinéma s'est voulu notre contemporain il a eu besoin de Jean-Pierre Léaud. C'est pourquoi je n'hésite pas, au terme de ce petit périple, à tenir Jean-Pierre Léaud pour l'un des dix meilleurs films chers à mon coeur.

Propos recueillis par Bertrand Keraël le 16 juin 2004.


 


 

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